Assommons les pauvres ! by Shumona Sinha

Assommons les pauvres ! by Shumona Sinha

Auteur:Shumona, Sinha [Shumona, Sinha]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Indienne
Éditeur: Ninick - TAZ
Publié: 2012-08-12T14:07:50+00:00


À part quelques interventions au centre médical, je revenais toujours à l’autre bureau. Emportant en moi tant d’histoires, tant de cris, ma tête comme un nid de vautours. Je pensais à tous les mots que je n’avais jamais dits à Lucia. Mais il me semblait qu’elle entendait mes paroles muettes. Mon regard de chien cherchant son maître la suivait. Un moment. L’instant d’après j’enfouissais mon museau entre mes pattes. Elle commençait à m’éviter. Devant le distributeur de café et de thé, si elle tombait par hasard sur moi, elle appelait un collègue, elle effleurait son bras et lui offrait un truc, une boisson. Je riais intérieurement. Puis je revenais à moi. Car Lucia n’était pas une question brûlante pour moi, ni même une réponse sûre, elle était simplement une ébauche de désir, de possibilité, j’avais tant à faire, je tournais la page, je répondais au sourire d’un collègue moi aussi, un homme, toujours utile pour marquer la limite de nos envols. Nous utilisions, Lucia et moi, dans les allées du bureau, les hommes qui nous entouraient pour montrer notre indifférence réciproque, enjouée. Ce jeu devenait si sérieux que je ne pouvais plus le distinguer du vrai. J’évitais Lucia sans même le savoir, comme une évidence, je ne la cherchais plus. Puis un jour j’ai senti son regard sur ma nuque, telle une lumière bleutée, une aube hésitante, c’était la joie elle-même ce regard, qui créait un halo bleu autour de moi et j’ai avancé enrobée de cette lueur.

Et toujours les hommes, dans le couloir ou dans le bureau semi-opaque, pour nous arracher de nos hauteurs et nous clouer au sol, pour nous donner une forme plus concrète, plus terre à terre, nous qui étions si évaporées.

De l’autre côté de l’ordinateur, l’homme était immobile. Le jean délavé dernier cri et la veste en soie synthétique bleu foncé correspondaient à l’assurance qu’il avait dans sa voix et dans ses gestes. Il avait mis une broche tour Eiffel tricolore. Ses cheveux coupés court, lavés, aplatis sur le front. Le malaise a commencé lorsqu’il a retroussé un peu la manche de son bras gauche et a fait avec ses doigts des mouvements délicats, des mudrâs, comme pour mieux articuler chaque mot. Son poignet était nu, maigre et sans montre. Ses ongles roses, d’un beau rectangle, taillés droit, manifestaient santé et soin. Il prétendait être le journaliste qui avait foutu le bordel dans la pyramide du pouvoir local de son pays. Au fil de l’entretien son regard montrait son appétit pour les femmes, son dédain aussi. Ses mots les flattaient pendant qu’il riait dans sa tête, sournois. Ce jeu de dédain et de désir continuait lorsqu’il parlait des pays, des trajets, des jours et des nuits.

Ce pays n’est pas le sien. Pas plus que l’autre qu’il a quitté. Il n’appartient à aucun pays. Il n’appartient qu’à lui-même. D’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, il ne se souvient que des frontières. Un vent sourd se lève dans le vide. Des deux côtés des barbelés. Il collectionne les frontières.



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